• __________________________________________________________________________________________________________________________________________

     

    Il y avait à peine une demi-heure que j'étais couché que tous les propriétaires de chaque lit rentrent et plutôt que de se coucher se livrent à des divertissements. Les uns criaient, les autres dansaient. Une bacchanale qui dura plus d'une heure. J'aurai pu volontiers mettre fin à tout cela mais comme je savais que l'ouvrier prend son plaisir où il le trouve, et en pareil cas je préfère souffrir moi seul que d'empêcher le divertissement de plusieurs personnes. En effet les pauvres garçons ne se doutaient nullement qu'il y avait quelqu'un de couché, car à mon premier mouvement tous dirent « Silence, il y a quelqu'un qui dort...». A l'instant tout fut calme et le reste de la nuit s'en suivit.

    Le lendemain tous ces voisins partent à leurs travaux. Moi je me lève le dernier et mon premier regard fut de voir quel temps il faisait. Je finis de m'habiller et je descends à la cuisine demander quelques adresses d'horticulteurs de cette ville. L'hôte ne se fit pas prier. Deux fois il prit du papier et me donna l'adresse de tous ceux qu'il connaissait. Je pars avec cela escarpiner(*) la ville.


    (*) Escarpiner. Terme familier et vieilli. Courir légèrement.


    > MÉMOIRES / LIVRET III / CHAPITRE XI / (SUITE)

     Armoiries

    Caen (Cavados) - A la belle époque (vers 1890), Paris,A.FAYARD & Fils, Editeurs, 8 Bld St Michel


    Je fus d'abord Rue Basse chez plusieurs horticulteurs mais pas un ne me donna de bonnes nouvelles. Il me restait encore une adresse Place du Lycée chez Monsieur Le Landais. Je me dirige de ce côté et après des demandes répétées, j'arrive. Je trouve Monsieur Le Landais dans sa serre, occupé à dresser des plantes sur les gradins. Cet homme d'un air intrépide me demande d'où je viens et d'où j'étais. Ensuite, pourquoi je voyage « Monsieur je lui dis, je voyage pour la perfection de ma profession. Mon père était établi dans une campagne où je ne pouvais rien apprendre de très avantageux. C'est pourquoi je me suis décidé de partir pour apprendre ce que je n'avais jamais appris dans mon pays... Votre père faisait cependant son affaire dans cette campagne...Oui mais minimement... Ah, j'ai aussi mon fils qui revient  d'Angleterre. Il m'a laissé du moment où j'avais besoin de lui pour satisfaire ses goûts, et maintenant il me revient suivi d'une femme. Voilà ce que font les enfants aujourd'hui... Monsieur, avez-vous du travail pour m'occuper?...Non, pas pour le moment...».

    Nous finissons ainsi lorsqu'un homme d'une manière un peu simple se présente. A son approche je voulus me retirer tout en demandant à Monsieur Le Landais s'il connaissait quelques confrères qui pourraient me donner du travail. Cet homme survenu prêta l'oreille et dit « Vous êtes jardinier?... Oui Monsieur, à votre service... Vous cherchez du travail?... Oui...». Monsieur Le Landais à ces paroles demande à son confrère s'il connaissait quelqu'un qui aurait besoin d'un ouvrier. « Moi dit-il, j'ai besoin, si vous voulez venir chez moi... Très volontiers Monsieur, votre adresse s'il vous plaît, à quelle heure serez-vous chez vous?... A midi, vous viendrez?... Voilà mon adresse : Monsieur Le Cornu - Rue Bosnières - N°4... Cela suffit, au revoir...».

    Un peu rassuré je regagne l'hôtel où j'avais logé, pour prendre un déjeuner. A mon arrivée, l'hôtesse me demande « Et bien, la chance, comment s'est-elle passée?... Avez-vous du travail?... Vous êtes bien bonne Madame. Oui, j'ai du travail presque sûr auquel je dois me rendre à midi pour définir. Servez-moi à déjeuner s'il vous plaît...».

     

    PAGE 16

    __________________________________________________________________________________________________________________________________________


    Après déjeuner je prends mon petit paquet et je me dirige à l'endroit désigné. J'arrive au N° 4, une petite maison basse qui annonçait un peu la misère. Je rentre. Ce même homme me reçoit avec politesse. Il me présente un siège et puis nous traitons d'affaire. Tout en parlant, mes yeux voltigeaient le parcours de cette petite demeure. J'aperçois une petite bibliothèque dressée avec soin et quelques servitudes qui m'annonçaient un peu la simplicité. Je me réjouissais d'être tombé chez mon égal où je pourrai passer quelques jours parmi ces braves gens. Nous étions d'accord sur le prix quand ce brave homme me pria de le suivre dans une petite chambre où il y avait un lit, une table et une chaise à moitié défoncée. Voilà me dit-il une chambre qui m'appartient. Si vous voulez coucher ici, je vous la procurerai à un prix très modéré. J'examine un instant ce triste local puis je me résigne à l'habiter. Ce brave homme me donna des servitudes de suite et puis il me remit la clé et me laissa seul. Ceci me donna le temps de réfléchir. J'avais encore quatre francs, je fus me chercher un pain et quelque chose pour dîner.

    Le soir arrive, je fus faire un tour de jardin avec mon nouveau patron et puis je rentrais me coucher dans mon nouveau local.

    Le lendemain à bonne heure j'étais debout. Mon patron me conduisit au travail. La journée se passa assez bien. Trois jours se passent ainsi, le quatrième il me restait plus que quelques sous. Je fus chez un boulanger à deux pas de la maison pour tâcher d'avoir quelques pains à crédit. Je rentre « Voudriez-vous Monsieur me faire crédit pendant quelques jours, je travaille chez Monsieur Le Cornu. Si vous craignez de n'être pas payé, vous lui parlerez...». J'avais déjà un pain sous le bras. Le boulanger me répond en secouant la tête « Non, non, je ne fais pas crédit. Payez toujours celui-ci et nous verrons plus tard... Et bien puisque c'est là votre humanité, gardez votre pain, jamais vous m'en voudrez. Désormais avec mon argent, j'irai  ailleurs...». En disant ceci, je repose le pain que j'avais sous le bras  et je sors d'un pas brusque. Je fus trouver Monsieur Le Cornu « Patron je lui dis (je l'appelle ainsi car il m'avait défendu de l'appeler Monsieur) est-ce que vous avez un boulanger attitré où je pourrai avoir du pain à la semaine?... Non, nous prenons où bon nous semble et nous payons en prenant notre pain... Je vous demandais cela car je n'ai pas d'argent et je trouve cela bien bref de vous en demander au bout de quatre jours que je suis à votre service... Ah, ça tombe bien mal car dans ce moment je n'en ai pas... Merci, que cela ne vous ennuie pas, j'ai encore neuf sous, je vais les mettre de côté en attendant que vous puissiez me donner quelques sous...». Le soir, Monsieur Le Cornu vient dans ma chambre m'apporter deux francs en me promettant le dimanche suivant de m'en donner d'avantage.

    La première semaine se passe ainsi, la deuxième sans presque rien de nouveau. La troisième, je me voyais un peu d'argent de gagné. Je résolus de faire venir ma malle qui était restée à Ernée à la charge de Victor Raffin. Je lui expédiais une lettre  de demande et au bout de huit jours je reçois ma malle accompagnée de la lettre suivante:

     

    PAGE 17

    __________________________________________________________________________________________________________________________________________

     

    Ernée le 4 novembre 1857,


    Mon confrère Gerbier,

    Je suis bien content que vous vous portiez bien et que vous ayez trouvé de l'ouvrage de suite et que vous gagnez un bon prix.

    Bien des choses de la part de Monsieur Bonneau ainsi que du père Boursier et sa femme, ainsi que Monsieur Robillard et sa femme.

    Je vous dirai que Victor se repent bien de ne pas être parti avec vous.

    Je finis en vous souhaitant un bon voyage et bien de la chance. Ma femme se joint à moi pour vous souhaiter bien de la prospérité.

    Je suis votre tout dévoué.


    Raffin Victor


    J'avais pris lecture de cette lettre sans trop me donner de mal à réfléchir car je savais bien que Raffin était un de mes amis du temps que j'habitais à Ernée. Ce qui me surprit le plus, ce fut de recevoir des compliments de Monsieur Bonneau parce qu'il n'avait pas manqué d'être instruit par Victor Fourneau que c'était moi qui lui avait mis dans la tête de partir pour s'attirer la confiance auprès de Monsieur Bonneau.

    Tout ceci se passait sans que je reçoive de nouvelles de mes parents, car je n'avais pas écrit depuis cette fatale lettre de Nantes. Je leur écrivis donc et au bout de huit jours, je touche la lettre suivante. Je fis sauter le cachet et je lus:


    L'Allerie(*) le 1er décembre 1857,


    Mon cher frère,

    Je suis bien étonnée que votre absence a été aussi longue auprès de moi après avoir promis à votre sœur de lui écrire dans le mois d'avril. Mais je vois cher frère que l'absence fait l'indifférence, cependant ce n'est pas de mon côté la même chose. Cher frère je pense ne pas vous avoir fait des insultes au point de vous fâcher comme vous l'êtes. Cher frère, si je vous ai manqué depuis votre départ, c'est par ignorance. Mais enfin je l'ai fait, je vous en demande pardon de tout cœur. Je vois bien que quand nous étions ensemble je vous ai souvent contrarié, même dit des choses que vous ne méritez pas. Tout cela est passé. Oubliez je vous prie, elle est en repentir mais ça n'est plus temps. Son seul bonheur serait d'être auprès de vous, mais puisque cela ne peut, elle se contentera de recevoir des nouvelles plus souvent. Mais elle voit que vous l'oubliez. Vous devez savoir cher frère ce que je vous ai demandé en partant mais puisque cela vous contrarie. Cependant, je croyais avoir toujours une consolation en mon frère. Serait-ce nos parents qui vous ont dit des choses peu convenables et moi je ne peux croire cela si c’est comme cela.

    Je vais vous donner des nouvelles du pays. La fille de Pieux est morte dernièrement. Pour nos parents, ils se portent toujours bien. Ils ont récolté cinq barriques de vin. La récolte des vignes et des blés n’a pas été trop mauvaise dans le pays.

    Je termine en vous disant plutôt adieu qu’au revoir puisque vous m’oubliez. Cependant, s’il fallait mon sang pour vous sauver, je serai prête à le verser. Si vous voulez me répondre, je recevrai votre lettre avec plaisir. Et si vous ne voulez pas, adieu cher frère. Votre sœur ne vous oublie pas, son corps est à l’Allerie et sa pensée auprès de vous.

    Votre sœur pour la vie.


    Delphine Gerbier


    (*) L'Allerie: Olonne-sur-Mer (Vendée)

    PAGE 18

    __________________________________________________________________________________________________________________________________________

     

    Je lus cette lettre qui me mis dans un presque ennui de voir une jeune sœur s’humilier par ma négligence, par mon manque de penser à elle assez souvent. Je me disais « Pauvre fille, tu souffres de ne pas me voir et moi je t’oublie. Tu me demandes pardon, c’est plutôt à moi de l’obtenir…».

    Je monte dans ma chambre pour lui faire réponse de suite, mais je me suis retenu en disant « Bien que tu sois ma sœur, tu ne me feras pas marcher… Je t’écrirai que dans deux mois pour le renouvellement de l’année…».

    Le jour suivant, mon patron m’amena à la campagne pour travailler à un petit endroit appelé Epron, dans une propriété abandonnée à un domestique et sa femme pour leur confiance. La femme, très pieuse, me parlait à chaque repas de la religion d’une manière ferme. Moi, au premier abord, je l’écoutais parler et puis ensuite, nous devenons de plus en plus familiers. A mon tour je pris la parole en lui racontant quelques passages du Christ et de quelques saints de l’antiquité. Cette femme ne me croyant pas hypocrite me donna bientôt sa confiance. Elle me confia même le soin de ses quelques fleurs.

    Ceci étonnait beaucoup Monsieur Le Cornu car il lui était arrivé de lui envoyer des ouvriers qu’elle renvoyait. Même lui n’était pas trop bien vu d’elle et moi, étranger, elle me faisait tous les accueils possibles. Un jour que nous étions à table, je voulus jeter par terre un dépôt de cidre qui était resté au fond de mon verre, et tout en versant le dépôt je laissais tomber le verre. Monsieur Le Cornu devint rouge en me donnant un regard qui voulait dire « Maladroit… ». Moi je regarde la dame Adèle qui me rassura d’un ton assez doux. « Ce n’est rien dit-elle, cela vaut mieux qu’un bras de cassé…». Et d’un signe sa petite servante me rapporta un verre blanc et tout fut fini.

    Lorsque nous fûmes à notre travail Monsieur Le Cornu me dit « Comment avez-vous donc fait, à dîner, pour casser ce verre ?... Ma foi, il m’en faut un autre pour vous le montrer… Ce n’est pas cela, savez-vous qu’Adèle vous en parlera plus d’une fois… Elle fera bien de m’en parler, je lui payerai et tout sera dit… Elle ne prendra pas votre argent mais elle vous gasconnera plus d’une fois comme pour vous dire ’’maladroit’’… Elle aura raison, cela fera le sujet de quelques conversations, je saurai bien quoi lui répondre et ce sera elle qui sera le marron de l’affaire… ». Monsieur Le Cornu se tu là-dessus. Le pauvre homme était soumis d’une manière à faire peine.

    Nous étions à table. J’avais fini de manger. Il ne mangeait plus, de peur d’être remarqué et malgré sa soumission il ne pouvait pas être aimé d’Adèle. Moi qu’il appelait ’’sans gêne’’, elle me comblait de belles paroles jusqu’à se charger de me faire épouser une fille de l’endroit. Mais ceci ne fut pas accueilli de moi. Je disais comme elle et je pensais autrement.

    Toutes ces discussions m'avaient fait oublier que j'avais promis d'écrire à ma sœur pour le renouvellement de l'année. Déjà le jour était passé mais ceci ne m'empêcha pas d'écrire la même chose en cherchant des prétextes à mon retard. La lettre que je reçu pour réponse, la voici:


    PAGE 19

    __________________________________________________________________________________________________________________________________________

     

    Cher frère,

    Je réponds à votre lettre qui m'a fait beaucoup de plaisir d'apprendre que vous étiez toujours en bonne santé. Pour moi, je me porte bien pour le moment. Cher frère, je suis charmée de la promesse que vous me faites. La seule chose que je regrette, c'est de ne pouvoir vous envoyer vos étrennes car j'ai donné cinquante francs à nos parents et maintenant je me trouve à court d'argent.

    Cher frère, si vous pouviez m'écrire tous les trois mois, vous me feriez un sensible plaisir car c'est un grand plaisir pour moi de recevoir de vos nouvelles. Cher frère, je puis vous dire que nos arrangements de famille ne sont pas encore faits. Nous sommes allés chez le notaire mais il nous demande votre procuration. Ainsi mon cher frère, envoie-la donc le plutôt possible pour nous mettre en sureté. Si cela vous ennuie de prendre part avec nous, dites-nous le oui ou le non. Je serai fâchée d'avoir plus que vous. Quoique vous ne soyez pas sur les lieux, je vous assure que vous ne serez pas trompé.

    Ainsi, rassurez-moi donc le plutôt possible par vos intentions ou votre procuration. Je compte sur vous cher frère. Je puis vous dire que je désire que votre sort soit comme le mien car je n'ai jamais été aussi heureuse que dans ce moment. Je me lève à huit heures, je fais mon ouvrage, personne ne me contrarie. Si la place n'était pas aussi conséquente, je serai cuisinière. On m'a promis de me placer dans une autre place moins forte quand je voudrai partir.

    Je vous apprends que mon camarade Boudioux se marie. Je suis invitée mais je ne crois pas pouvoir assister car les permissions sont rares dans cette maison la. Je vous apprends aussi qu'il ne reste pas de servantes chez Monsieur Décolard. En voici six qui sont parties depuis votre départ .Je serai à la main d'y rentrer mais j'aime mieux conserver ma place. Cher frère, j'ai eu une très bonne idée de prendre ce parti la car je pourrai me faire un petit avenir, d'autant plus que mon idée n'est pas de me placer dessous.

    J'ai vu Rosalie qui se joint à moi pour vous dire bien des choses, ainsi que toute la famille.

    Au revoir cher frère, je suis votre sœur dévouée pour la vie.


    Delphine Gerbier


    Il y avait deux mois que j'étais à Caen que je n'avais pas encore de camarade de sortie. Je ne connaissais pour ainsi dire personne, pas même les confrères. Je ne sortais que très rarement. Je passais mes dimanches à écrire et à des lectures suivies. Il n'y avait que le froid qui me forçait à sortir de ma chambre et dans ce dernier cas, j'allais me promener en campagne ou visiter des musées.

    Ainsi s'étaient passés deux mois lorsqu'un jour, étant en cours de taille, je fis connaissance d'un confrère. C'était un jeune homme que j'avais vu chez Monsieur Le Landais le jour de mon arrivée dans cette ville. Ce jeune homme n'était plus chez Monsieur Le Landais, il travaillait près de moi au service de Monsieur Oger. Il m'engagea d'aller lui rendre visite à plusieurs fois. Un jour, je fus le voir. C'est ce qui facilitait de nous entretenir de ce qui regardait notre profession. Moi, je lui parlais du voyage et des cultures, des pays où j'étais passé. Il m'écoutait avec attention et au bout de quelques minutes, il me parlait « Quand partez-vous d'ici?... Au mois de mars probablement... De quel côté allez-vous partant d'ici?... Ma foi je n'en sais trop rien, je crois que je partirai du côté de Lille... Et bien j'attends une réponse de Paris pour une place et si je ne la reçois pas convenable je partirai avec vous... Si vous voulez mon cher... Et bien nous parlerons de cela plus tard... ». Je  me suis retiré  à ces dernières paroles tout en lui donnant rendez-vous pour le jeudi suivant.


    PAGE 20

    __________________________________________________________________________________________________________________________________________

     

    Le jour dit arrive. Je me rends à la Paille, au passage où je devais le voir. En effet il s'y trouvait. Voilà notre conversation:

    Ce jeune homme était comme bien d'autres qui veulent bien voyager mais pensent que le voyage ne remplit pas la poche. Non, certainement, le voyage ne remplit pas la poche mais il remplit la tête, il éclaircit sur la nature, il vous donne facilité de juger les choses et de savoir faire la différence du mensonge de la vérité. Il nous met en état de combattre le fanatiseur. En un mot, cinq ans de voyage avec conduite régulière pour un homme du peuple valent mieux que dix années d'école primaire.

    Pour moi, j'ai fait mes études dans la nature et le voyage m'a donné facilité d'étudier la nature et les mœurs de différents peuples. Même en France, j'ai trouvé bien des variétés sur ce qui regarde la religion. J'ai habité parmi les pairs de l'église et j'ai vu des passe-droits, des choses atroces qui me faisaient rougir pour eux. J'ai vu des femmes d'ouvriers porter le labeur de leurs maris à ces missionnaires ou plutôt charlatans, pour racheter disaient-ils leurs péchés, comme si Dieu faisait payer ses grâces avec de l''argent. Comme si Dieu dis-je, connaissait la valeur de l'argent pour racheter le crime. Non, gens fanatiques, ouvrez les yeux sur cette belle nature, consultez-la dans toute sa grandeur et elle vous répondra «  Gens ignorants, vulgaires et profanes, je suis votre mère et c'est en moi que vous trouverez la vérité, l'humanité et la  probité...». Toi voiturier, qui frappe ton cheval parce  qu'il ne veut pas monter la côte à cause de son trop de charge, mets toi dans sa place et tu verras si c'est l'humanité qui te fait frapper ton pauvre animal... Oh oui, nous sommes classés dans le genre humain. Ce n'est pas là notre place, nous sommes les plus voraces de ce qui existe... Voyons-nous passer un chat que nous lui lançons une pierre... Voyons-nous un insecte qui se trouve sur notre passage que nous lui marchons dessus... Oui je le répète, l'homme barbare envers les animaux ne peut guère être humain envers ses semblables... Puisque ces petits êtres ont été créés comme nous sur cette terre, pourquoi ne pas leur laisser finir leur carrière sans abréger leurs jours de nos traits de barbarie... L'animal même le plus fort ne poursuivra l'homme qu'en cas de grande nécessité...

    Ce jeune homme étant parti, je n'avais donc plus de camarades de sortie, mais je ne fus pas longtemps à faire quantité de connaissances. Premièrement, je fis connaissance d'un brosseur(*) de l'intendance militaire. Ce garçon me parut d'abord un homme honnête mais un peu fier, ce qui me força à prendre congé de lui pour camarader avec un autre brosseur d'un capitaine. Celui-ci était de Fontainebleau. Je me plaisais à parler du pays avec lui. Nous passions quelquefois plus de deux heures de promenade le soir ensemble.

    Ainsi se passa près d'un mois lorsqu'un jour je fus accosté par un garçon jardinier. Ce garçon avait entendu parler de moi par ses confrères et on lui avait dit que je partais sous deux mois.

     

    (*) Brosseur : soldat affecté au service d'un officier.

     

    Page 21

     

    ______________________________________________________________________________________________________________________

     

    Il me dit qu'il avait quelque chose à me confier. Nous nous retirons tous les deux dans un petit café « Et bien mon cher, quelles sont les choses que vous avez à me confier?... Je vais vous dire, je suis au service de Monsieur Guérard comme apprenti. Je dois lui donner un an de mon temps et quatre vingt francs d'argent et il me promettait de me faire ouvrier et de me montrer tout ce qui dépendait de l'état. Et maintenant qu'il me tient, il ne me montre rien et il me fait rouler la voiture presque tous les jours...  Combien y a-t-il de temps que vous êtes au service de Monsieur Guérard?...Six mois... Avez-vous déjà donné vos quatre vingt francs?... Non, mais au bout de six mois je dois lui donner quarante francs... Et bien continuez, dites-moi quelles sont vos intentions... Voilà, on m'a dit que vous partiez et je voudrais vous suivre, et je vous demande comment faire pour partir sans la peine de donner quatre vingt francs?... Ceci est assez difficile si vous avez passé un contrat d'apprentissage... Non, nous n'avons rien passé ensemble... Ah bien, c'est autre chose, dans ce cas vous pouvez lui donner que ce qui vous plaira. Rien si vous voulez, et il ne peut vous faire payer ni de rester à son service. Mais moi je vous conseille de lui donner quarante francs et de partir. Il vous fera paraître devant les Prud'hommes mais ils ne vous condamneront pas à payer plus et surtout soutenez les fausses promesses que vous a faites Monsieur Guérard lorsque vous êtes rentré à son service. Faites-vous faire une lettre de complaisance par votre père puisque vous dites qu'il vous demande de rentrer auprès de lui. Ceci seul suffira pour avoir votre liberté... Et bien dès demain je vais écrire à mon père et je ferai ce que vous me dites de faire, et puis je partirai avec vous... Si vous voulez mon cher, pour moi je pars dans six semaines et si vous venez avec moi je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous procurer du travail et pour vous instruire aussi. Au revoir, dans huit jours je vous attends ici eet vous me raconterez s'il ya du nouveau... Oui, je vous le promet...».

    Les huit jours se sont écoulés, je me rends comme je l'avais promis à Colette, tel était son nom. Il y  avait presque cinq minutes que j'étais arrivé lorsque Colette arrive « Et bien mon cher, quoi de nouveau au sujet de l'affaire en question?... Rien, je n'ai pas reçu de nouvelles de chez moi... Avez-vous écris au moins?... Oui, il ya quatre jours...  Ah, s'il n'y a que quatre jours que vous avez écris il ne faut pas perdre espoir, pourvu que vous receviez réponse d'ici quinze jours, c'est ce qu'il faut...».

    Huit jours avant le départ, nous passons la soirée ensemble et nous nous sommes donnés rendez-vous pour les jours suivants.

    Parmi toutes ces rencontres, j'oubliai Monsieur Le Cornu, toujours honnête envers moi, même complaisant comme il est rare de voir des patrons envers leurs ouvriers. Pourquoi avait-il ses qualités? C'est parce qu'il n'était pas riche, qu'il craignait de me perdre et que je l'aurais fait me solder de ce qui était en retard. Effectivement, je n'avais pas d'argent comme je le voulais, mais pour moi ceci ne me faisait rien pourvu que j'eusse assez pour vivre. Du reste je ne le pressais pas. Je me privais de tout pour ne pas lui montrer que j'avais besoin d'argent. Je me suis vu sans souliers pour sortir le dimanche...

    Un jour que je travaillais chez un bourgeois, un amateur de rosiers où nous allions très souvent, appelé Monsieur T... B..., j'étais dans l'endroit où l'on mettait les souliers. J'étais rentré dans ce local pour effiler des pieux. J'étais seul parmi une quantité de souliers remplis de poussière et couverts de moisi, qui attendaient leur tour pour être portés. Je pensais aux miens qui n'avaient plus de semelles, et pas d'argent pour en acheter des neufs. Je me disais : si je n'avais pas horreur de demander, je demanderai à Monsieur T...B... qu'il me donne une de ces paires de chaussures qui ne servaient jamais. D'un autre côté je me disais «  Mais qui m'empêche d'en prendre puisque la nécessité me commande... ». Mais une autre pensée me disait « Il vaut mieux marcher pieds nus que de porter de bottes volées...».

     

    Page 22

    __________________________________________________________________________________________________________________________________________

    Partager via Gmail

    votre commentaire