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    Au revoir ville de Marennes et toi infortunée Suzette…

     

    Départ pour Saintes, Cognac, Salles, Angoulême -

    Diverses rencontres dans ce voyage suivi d’aventures

      

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      Le 1er novembre 1854, après avoir pris la goutte avec Monsieur Garis qui me disait « Voila comme j’aime voir partir un ouvrier de chez moi, non pas comme l’autre qui part comme un insolent, quand vous passerez ici, il y a un lit et de l’ouvrage à votre service !... ». C’était quatre heures du matin, je lui donne le court adieu et je pars, en sortant de la ville je fais voltiger ma canne en disant ce verset :

     

    « Au revoir ville de Marennes et toi infortunée Suzette, ton amant et moi nos partons pour faire un voyage ensemble. Console-toi, tu ne le verras plus pauvre fille, c’est moi qui suis la vipère qui t’a fait trahir… »

     

    Je continue ma route. Lorsque je fus à Soubise, petit endroit où il fallait passer l’eau, c’était à deux kilomètres de Rochefort, un jeune homme m’accoste « Pressez-vous me dit-il, votre camarade vous attend avec impatience… Merci Monsieur, dans un instant je suis à lui… » Sitôt passé l’eau, je dirige mes pas vers Rochefort, j’avais à peine marché dix minutes que je fus arrêté par Rochelais qui me serre la main en disant « Mon brave ami, nous voila tiré d’un paysage qui m’était pénible… Et comment es-tu parti ?... As-tu vu Suzette depuis mon départ et que va-t-elle devenir ?... Non, je n’ai pas vu Suzette mais j’ai vu sa camarade qui m’a rapporté qu’elle te cherchait partout, elle m’a demandé si je savais où tu étais mais ma réponse fut non. Tout va bien, allons à Rochefort prendre le bateau pour Saintes et hâtons-nous car elle pourrait bien venir ici !… ». 

    En arrivant à Rochefort nous fûmes voir aux bateaux mais ils ne partaient qu’à une heure de l’après-midi. Nous employâmes le peu de temps qui nous restait pour visiter la ville parmi laquelle j’ai remarqué de très jolies rues tracées au cordeau, l’hôpital digne de remarque, l’Arsenal, la Place du Mûrier, la Place du Cours Dablois, les fortifications qui rendent la ville imprenable pendant la nuit. En un mot, Rochefort est une ville très commerçante, il y sort des navires de premier ordre. Il en est sorti en 1852 « LA VILLE DE PARIS », fameux navire de cent trente pièces de canons et en 1854 « LE LOUIS XIV » « LA LORRAINE » et « LA BOMBARDE » tous revêtus de fer, moi j’ai été témoin des trois derniers. 

    L’heure de notre départ s’approche, nous prîmes le bateau pour Saintes, la route nous parut très agréable, j’ai remarqué à peu de distance de Rochefort un pont de fils de fer qui a vingt quatre arches. Il est d’une élévation extraordinaire, les navires marchands passent dessous tout montés. Plus loin sur la rive gauche se trouve une vaste prairie et sur la rive droite se trouve un coteau qui forme gradin et de superbes châteaux dans le lointain font de ce pays un beau séjour.

     

     

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    Fichier:Blason ville fr Rochefort (Charente-Maritime).svg

     Rochefort-sur-Mer (Charente-Maritime), Bassin N° 1, Carte postale vers 1900

     

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    Nous mîmes pied à terre à six heures, nous nous sommes chargés de nos malles que nous déposâmes à quelques pas de là dans un hôtel. Comme il faisait encore jour, nous nous sommes occupés de chercher de l’ouvrage, nous fûmes tout droit où le Rochelais était allé lorsqu’il fit le voyage étant à Marennes. Moi je m’adresse au maître jardinier en lui demandant de l’ouvrage. Voila quelle fut sa réponse « Oui j’ai de l’ouvrage mais que pour un dans ce moment, ainsi si çà vous va revenez demain. Mais combien donnez-vous par mois ?... Dix neuf francs dit-il. Et bien nous reviendrons. Oui mais revenez vous-même me dit-il... ». Après cette réponse, nous nous décidons à retourner à noter hôtel, quand un des ouvriers de l’établissement encore apprenti dit qu’il viendrait passer la soirée avec nous… Nous retournons à notre hôtel, nous nous mîmes à dîner, l’apprenti arrive accompagné d’un autre ouvrier. Nous nous préparions à passer la soirée gaiement quand tout à coup ils rentrent deux gendarmes qui nous regardent sous le nez en disant « Etes-vous voyageurs ? Oui Messieurs. Avez-vous des papiers ?... Oui. Montrez-les s’il vous plaît » Moi je fus le premier car je savais bien que je n’avais rien à craindre, mais pour le Rochelais il n’en fut pas de même. Quand ils eurent visité mes papiers ils me les remirent et il s’adressa à Rochelais « Et vous, les vôtres ?... Mais moi je suis dans mon département. Oui c’est très bien mais vous devez avoir quelques pièces à nous montrer !... ». Heureusement qu’il avait son acte de naissance, sans quoi nous n’aurions pas couché ensemble… Cela passé, nous passons la soirée gaiement et l’heure de se coucher arrive. Nous fûmes chercher le repos dont nous avions besoin. 

    La nuit ne s’est pas passée sans décider celui qui resterait à Saintes. Ce fut moi et Rochelais décida à partir plus loin. Je l’aurai suivi volontiers mais comme nous n’étions pas très riches, il était plus prudent de se séparer pour quelques temps. Le sommeil nous ferma les yeux et le lendemain je fus reprendre mon service, Rochelais se chargea de ma malle. Comme c’était loin, je perds mes papiers et je m’en suis aperçu qu’étant à l’établissement. Je retourne de suite et je les retrouve par hasard. Là je fis mes adieux à Rochelais qui me promit de m’écrire sitôt embauché. 

    Mon patron qui s’appelait Monsieur Heriaud m’envoya dès le jour même travailler chez le marquis de Fuches avec l’apprenti. On n’oubliera pas que le marquis de Fuches demeurait à deux lieues de Saintes. Arrivés au Freniot, tel était le nom du château, je ne savais pas trop à quel bout m’y prendre, mais le courage était chez moi, je trouve bientôt à m’occuper. Sur les dix heures, Madame la marquise vient me voir. Voila quelle fut son approche « Vous êtes chez Monsieur Heriaud ?... Oui Madame. De quel pays êtes-vous ?... Je suis de Niort. Avez-vous travaillé chez Monsieur Michel ?... Oui et dans d’autres établissements. Et bien vous devez savoir travailler, vous avez mes fleurs entre les mains, vous veillerez à ma serre et ce soir je vous montrerai autre chose ». Elle se retire. Moi je pensais de quelle manière m’y prendre pour ne pas paraître novice et cependant j’étais novice sur les fleurs car je n’avais pour ainsi dire jamais cultivé les fleurs ; et je me voyais obligé de le faire tant bien que mal. Je n’osais pas demander avis à mon patron mais comme je n’ai jamais su ce que c’était que l’humiliation, je préférais consulter le naturel qui chez moi a toujours fait des progrès. La journée se passe pas trop mal, le soir il fallait se rendre coucher à Saintes. Le patron m’interrogea sur les travaux de la journée et moi je ne pus répondre que très bien. Le lendemain il fallut y retourner, et pendant deux mois la même chose… 

    Madame la marquise me prenait le soir pour me faire voir les plantes à conserver et comme c’était un changement de jardin j’avais beaucoup d’occupation, il fallait veiller à tout déplanter et planter. Je n’avais la visite de Monsieur Heriaut qu’une fois par semaine, je vous assure qu’il me fallait raisonner mon savoir car je puis dire que j’ai planté de mes propres mains presque tout le parc du château du Freniot à Saint-Georges près de Saintes Charente Inférieure. Ce parc fut tracé par un architecte de Paris. Monsieur le marquis trouva que je plantais très bien, c’est pourquoi la plantation me fut confiée pour le soin de la serre. Je fus bientôt au cours de tout.

     

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    Ainsi se passent vingt six jours, je n’avais pas encore reçu de nouvelles de Rochelais, je croyais qu’il avait déjà oublié le service que je lui avais rendu en le tirant de l’esclavage, mais non il ne m’a pas encore oublié car je reçois la lettre suivante :

     

    Mon cher ami,

    Je viens auprès de toi pour m’informer de ta santé et pour savoir si tu te trouves bien à Saintes car moi depuis le jour que je t’ai quitté je me suis toujours bien porté jusqu’à ce jour. Quand je suis parti de Saintes, je suis arrivé à Cognac. De suite, j’ai trouvé de l’ouvrage, pas chez un patron mais chez tous car ça va très bien pour nous à Cognac. Je me suis embauché chez Monsieur P…S… horticulteur à deux francs vingt neuf centimes par jour. Comme tu sais, nous avons beaucoup plus avantage en travaillant chez Monsieur P …S… Il vient un jardinier pour faire achat de plantes, je me suis embauché chez lui à raison de dix huit francs par mois. Je m’y trouve très bien car nous faisons de très bonnes ouvrages de tous genres, beaucoup de triage de toutes espèces.

    Mon ami, je suis très fâché que tu ne sois pas auprès de moi, mais si tu t’ennuies à Saintes, écris-moi, tu pourras embaucher à Cognac, çà vaut vingt fois Saintes pour toutes espèce de choses, il fait très bon y vivre.

    Mon cher ami, j’espère ta réponse de suite

    Je te salue d’amitié, je suis toujours ton ami.

    Mon cher ami, si tu restes à Saintes tu m’écriras quand nous pourrons partir pour Bordeaux car moi je suis toujours prêt. Nous partirons tous les deux quand tu seras prêt. Si tu es prêt, marque-moi dans ta lettre tout ce qui peut nous intéresser.

    A Salles, le 26 novembre 1854.

     

    Je fus très satisfait d’apprendre que mon ami était placé convenablement, je ne m’occupais plus qu’à lui envoyer une lettre digne de la sienne. J’ai oublié de dire que j’avais écris à mes parents pour savoir si mon père était toujours malade, je reçois la réponse le même jour de celle de Rochelais que je vais vous donner la lecture qui suit :

     

    Mon cher fils,

    Nous répondons à ta lettre qui nous a fait beaucoup de plaisir d’apprendre que tu es en bonne santé. En tous cas, nous nous portons bien et moi je suis beaucoup mieux que je n’étais. Je te dirai que ton frère est en son ménage et je puis te dire que nous allons vendre notre cheval pour la foire de Saint-André, et je puis te dire que ton sécateur est parti par la voiture qui va à Rochefort et ils doivent le remettre à la voiture de Saintes. Ainsi va le réclamer. S’ils ne l’ont pas reçu, demande-le au conducteur de Saintes à Rochefort et si tu ne le trouves pas écris-nous de suite. Je puis te dire que le tirage au sort est sorti, on doit passer à la visite le 18 du mois de janvier et l’on dit que ton tirage va sortir bientôt. Et je puis te dire qu’il y a beaucoup de malades à Epannes. Cher fils si tu peux nous envoyer un peu d’argent pour Noël, tu nous feras plaisir car nous pourrions finir de payer le…

    Je finis ma lettre en t’embrassant de tout coeur. Nous sommes tes bons parents pour la vie.

    Charles Gerbier

     

    Nous avons donné un franc et trente centimes pour les deux ressorts et une lettre que tu as envoyé, nous avons payé le port d’Epannes à Rochefort pour ton sécateur.

     

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    Mon cher frère,

     

    Je me suis trouvé à Epannes lundi, pour aller à la foire de Niort de la Saint-André pour vendre le cheval de notre père. Aussi j’ai vu ta lettre, j’en ai pris lecture, j’ai vu que tu étais à Saintes. Je puis te dire que je suis dans mon ménage, je suis marchand de grains à Saint-Sauveur-de-Nuallié.

    Rien d’autre chose à te marquer, nous sommes en bonne santé. Cher frère écris-nous je t’en prie. Mon adresse : Gerbier, Marchand à Saint-Sauveur-de-Nuallié, Charente Inférieure.

     

    Pauvre parents, vous me demandez de l’argent, bien certainement si j’en avais il serait pour vous, mais dans ce moment c’est impossible.

    Je laisse dormir toutes ces choses là et je m’occupe seulement de mon ouvrage. Chez Monsieur le marquis, les lecteurs n’ont pas oublié qu’il y avait un jeune homme nommé M…T… qui venait avec moi presque tous les jours. Ce jeune homme se vantait beaucoup sur toutes espèces de choses, surtout disait-il moi je n’ai jamais eu peur… Moi qui me plais à penser, ce grand orgueilleux je lui propose une partie de chasse mais une chasse de nuit. M…T… fut satisfait de se donner le plaisir de la chasse. Il me demanda quand nous pourrions faire cette fête et comment se faisait cette chasse. Cette chasse s’appelle « la chasse au bêta » parce qu’elle ne peut se faire que la nuit et il faut qu’il fasse très noir. M…T… fut content, il croyait faire capture… Moi j’instruisis les autres ouvriers et Monsieur Heriaut et tous m’applaudirent de ma manière d’apaiser l’orgueilleux sur la personne de Martin, car tous le connaissaient pour un faiseur…. Je donne toutes les démarches à prendre et je leur signe d’en garder le secret.

    Un jour que Martin et moi étions chez le marquis, je lui donne le complot pour le soir. Martin attendait le soir avec impatience. Mais le soir était venu, nous nous dirigeons vers Saintes rapidement pour exécuter notre chasse. Arrivés à Saintes, nous nous dispersâmes. Pour partir nous étions trois, moi, Martin et un autre appelé François B… Martin fut chargé de plusieurs bottes de paille et d’un gros bâton. L’autre et moi nous portions un panier pour mettre le gibier et, munis de chacun un bâton nous voila partis. C’était un samedi, le ciel était sombre, à peine voyait-on à dix mètres autour de soi. François B… qui connaissait le pays nous conduisit dans une forêt très épaisse. Bien certainement on m’aurait laissé moi-même, j’aurais eu peine à retrouver ma route… 

    Nous arrivons dans le plus épais de la forêt. « Ah !... dis-je, voilà un endroit où il faut chasser, nous sommes sûrs de faire capture !... Allons Martin déchargez-vous et faite ici un feu et vous allez le garder, et quand le gibier viendra ne le manquez pas !... Mais comment garder le feu et que le gibier sera assez fou pour venir dans cette flamme ?... Mais oui, François et moi nous allons battre les alentours et le gibier voyant cette lumière viendra se griller, mais surtout une fois tombé frappez-le de votre bâton ; mais ne vous éloignez pas trop car j’ai presque peur ici… Comment ?... De quoi voulez-vous avoir peur ?... Les habitants de cette forêt ne nous connaissent pas pour nous chercher querelle !... Allons, allons, allumez le feu… ». 

    Il se décide bientôt, on voit les flammes s’élever, nous partons François et moi comme pour battre la forêt, mais nous prîmes le chemin de Saintes. Nous marchions à grands pas. Dès que nous arrivons à Saintes à huit heures du soir, Monsieur Heraut nous demanda où était Martin. « Il vient derrière je lui dis, faisons une partie de cartes pour l’attendre » Monsieur Heraut pris part à notre partie. Nous gagnions des marrons et du vin… Il y avait déjà des dépenses de faites, les marrons étaient grillés, c’était onze heures le soir quand le « bêta » arrive. Il rentre en furie tout déchiré, le sang lui coulait à bien des endroits. Monsieur Heriaut lui demande « D’où venez-vous Martin ? Comme vous êtes fait mon garçon, vous êtes-vous battu Martin ?... Comment battu ?... Avec qui ?... Je n’ai vu personne, j’ai seulement entendu aboyer les chiens des fermes qui se trouvaient auprès de moi. Mais d’où venez-vous ?...

     

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    J’ai demandé à Gerbier où vous étiez, il m’a répondu que vous veniez derrière eux et voila de ça trois heures… Gerbier est un drôle de garçon, avec sa chasse il m’a fait allumer un feu dans la forêt et puis ils m’ont campé là. Une fois mon feu éteint, je ne savais de quel côté j’étais, il faisait tellement nuit que je ne voyais plus rien de ce qui m’environnait, j’ai marché de droite à gauche sans savoir où j’allais. J’ai monté dans un arbre, là j’ai aperçu les lumières des réverbères de la ville et je suis venu tout droit. J’ai franchi murs, haies, ruisseaux et j’ai traversé un jardin. On m’a crié « Au voleur !... Mais moi j’ai franchi une haie, c’est là où je me suis mis dans l’état que vous voyez… ». 

    Monsieur Heriaud voulu me faire observer les dangers auxquels j’avais exposé Martin mais moi je l’interromps en disant « Monsieur, si vous êtes fâché de ce tour, là moi j’en suis ravi. Martin est un homme esbroufeur qui plus de mille fois m’a dit qu’il savait apprécier les dangers qui pouvaient lui arriver, mais il n’a pas apprécié celui-ci et une autre fois il se tiendra sur ses gardes. Oui, vous m’avez attrapé dit Martin, mais je me vengerai tôt ou tard ». Après ces paroles il part se coucher sans dire un mot de plus. 

    Nous ne continuons pas moins d’aller chez le marquis, il fut quelques jours sans presque rien dire. Mais bientôt nous fûmes presque amis. Il y avait quinze jours que la chasse du « bêta » était passée qu’un soir la marquise me confie un pot de fleurs pour remettre aux religieuses de l’hôpital. Nous marchions tranquillement en traversant un petit bois, Martin allait devant moi, je suivais derrière. Là, je fus témoin de sa lourderie, il se détourne en criant « Ah !... Ah !... Un chien enragé qui vous suit derrière. Moi, je me détourne, je vois un chien blanc qui me saute dans les jambes, je lui fis signe de se retirer mais l’animal ne se déplace pas. Moi je n’avais rien dans les mains que le pot à fleurs, je voulais le lui jeter mais l’idée me vint qu’il ne m’appartenait pas. Je me courbe pour ramasser une pierre. J’avais une pierre à la main, l’animal s’était retiré à quelques pas de là, il me regardait comme s’il voulait dire « Malheureux que veux-tu faire, je te chéri et tu veux me frapper… » A cette réflexion, je laisse tomber ma pierre, Martin était à quelques pas de là qui me criait « Venez, venez, cet animal peut nous arracher la vie ! ... ». 

    En disant ces mots il part comme une foudre, je le suis et je peux dire que ce soir là, nous fîmes la route dans peu de temps car pour la suivre il fallait courir. Si j’avais eu peur de la moindre chose, Martin avec ses cris m’aurait fait tomber. Je sais bien que dans ces temps là, les chiens enragés étaient communs. Comme la rage est une maladie qui ne s’agite que le jour et que les plus mauvaises rages sont celles du mois de mai et septembre, lorsque le sang fait son cours dans les organes. 

    Moi, je n’allais pas demeurer deux mois à Saintes sans me faire des camarades. Un soir du premier janvier, après avoir travaillé tout le jour à l’établissement, nous sortîmes faire un tour en ville ; en passant auprès du café de la marine, Martin me propose une partie de billard. Je repousse son idée à deux reprises, mais il continue une troisième fois, là j’accepte. Nous jouons le caporal, nous montons à peu près à points égaux, il nous fallait dix pour finir. Martin fait les dix mais il tombe dans la blouse, alors c’était pour moi, çà me faisais finir, mais le drôle me soutenait que c’était ma bille qui était tombée. Moi je lui promets une beigne, je demande à la galerie et tous me donnent raison. Je lui demande s’il voulait payer d’amitié, il me répond que non, qu’il n’avait pas perdu. A ces mots, je descends les escaliers quatre à quatre et je lui dis « Ne viens pas drôle car je te jette dans la Charente ! ... ». Il fait son vilain, il me suit mais il ne fut pas sitôt dehors qu’il reçoit une beigne que la terre lui en donna une autre. Il se relève, il vient pour me rendre la pareille mais je pare le coup et je me disposais à lui en donner une autre, mais je fus retenu par mes camarades qui se trouvaient présents. 

    Je peux dire que c’est le seul coup que j’ai porté jusqu’à ce jour. Je pars ensuite avec mes amis, mais le drôle me suivait toujours. Il avait l’intention de me suivre car c’est moi qui avais la clé pour rentrer.

     

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    Un de ceux qui étaient avec moi lui dit « Paye donc ce que tu as perdu et Gerbier te pardonnera ».

    Ah !... Je lui pardonne, sans cela il y a un instant je lui aurais cassé la figure, mais maintenant cela est passé, je lui pardonne à sa jeunesse… Et bien venez, je vais payer dit Martin. Non mon garçon, pas d’esbroufe comme cela, il fallait payer quand vous avez perdu… Vous avez donc de la rancune ?… Moi non, mais consentez-vous avoir perdu ?… Je n’en suis pas sûr, je ne me dis pas avoir gagné… Ah ! vous avez donc perdu ?... Et bien je suis content de cette parole, au moins je ne vous ais pas frappé sans raison. Venez maintenant que je paye une bière pour vous faire voir que ce n’était pas par intérêt que j’ai joué avec vous. Vous m’avez violé pour jouer et vous vouliez me tromper, que cela vous serve d’exemple pour l’avenir. Nous fûmes ensuite prendre quelque chose ensemble et il voulut payer tout ce qui me faisait plaisir.

    Voila lecteur comme je voudrais que la rancune s’efface chez tout le peuple, mais il n’en est pas de même surtout dans les autres classes, ce genre de peuple qui garde le jugement de l’ouvrier jusqu’à sa tombe. Voyez, moi j’ai su prendre Martin et nous sommes devenus amis jusqu’au moment où il pourrait retomber dans la même faute.

    Cette soirée là ne se passa pas sans faire d’autres rencontres, nous nous étions retirés dans un petit cabaret pour faire une partie de cartes. Il y avait déjà un instant que nous jouions quand un jeune homme qui pouvait avoir vingt cinq ans nous demanda à rentrer dans notre partie. Nous lui permettons très bien, nous continuons de jouer. Le jeune homme perd trois francs, il se retire, un autre reprend la partie, il perd aussi. Mais comme nous avions gagné beaucoup, nous faisons venir à dîner, les deux perdants furent invités. Nous dînons tranquillement. Après le dîner je demande au premier « Pardon, quelle profession faites-vous donc mon ami ? Je suis jardinier… Mais d’où êtes-vous ? Je suis de Paris… Mais comment êtes-vous venu ici ?... Je voyage… De quand êtes-vous arrivé ici ?... De ce soir… Avez-vous de l’ouvrage ?... Non, je n’ai pas encore cherché… Mais mon pays, vous parlez à vos frères, nous sommes jardiniers aussi… Ah !... Vous êtes jardiniers aussi, alors allons donc prendre quelque chose ensemble… » En effet, nous fûmes prendre jusqu’à plus soif. Le café ferme, il fallait aller coucher mais le Parisien ne savait où aller coucher, tout était fermé. Le dernier perdant lui dit « Ah !... Vous ne coucherez pas dehors, je vous offre la moitié de mon lit. Et bien dit le Parisien, vous m’obligerez car je ne sais où aller ».

    Nous descendons le Faubourg des Dames, le dernier perdant arrive à son logement. Tous étaient couchés, il frappe à plusieurs reprises, on se présente à la croisée en disant « Que voulez-vous ?... Mais je veux mon lit… Votre lit est pris, nous ne vous attendions plus, voila qu’il est minuit, allez coucher où vous voudrez… » Le pauvre garçon se fâche, il jure, mais tout fut inutile. J’aurais pris volontiers sa cause mais çà m’aurait entraîné pour le reste de la nuit. Je lui donne seulement la manière de s’y prendre pour faire ouvrir et je dis au Parisien « Venez avec nous, vous coucherez avec nous et vous mon garçon faites comme je vous ais dit et vous les forcerez d’ouvrir…» Nous partons, le jeune homme nous suivait en disant « Couchez-moi donc aussi avec vous… Je ne puis pas, vous avez votre logement, faites-les ouvrir vous le pouvez… ».

    Nous arrivons enfin, je présente ma clé à la serrure mais ce n’était pas celle qui devait ouvrir la porte. Je m’étais trompé. « Ah !... je dis, par comble de malheur, nous sommes forcés de coucher à la belle étoile… » Le Parisien s’adresse au jeune homme « C’est vous dit-il qui êtes l’auteur de tout cela, vous me permettiez la moitié de votre lit et vous couchez dehors vous-même… Laissez-moi faire dis-je, nous allons trouver d’autres moyens, venez avec moi dis-je au Parisien et à Martin et vous jeune homme retirez-vous… ». Je cherche le moyen d’escalader le mur qui clôt le jardin mais ce n’était guère facile car le mur avait neuf pieds de hauteur. « Courbez-vous je dis au parisien, je vais monter sur vos épaules et je pourrai gagner le haut du mur. Une fois que je serai passé, je trouverai un moyen plus facile pour vous autres… ». En effet, je monte sur le dos du Parisien et j’escalade le mur, je fus prompt à ouvrir une porte, je fis rentrer le Parisien et Martin.

     

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    L’autre me priait de le coucher mais je n’avais aucune envie de me faire mettre en prison pour un homme que je ne connaissais pas.

    C’était bien assez, même trop, de coucher le Parisien. Je ferme la porte, nous fûmes coucher trois dans le même lit, jugez comme on a dormi…

    Moi il fallait me relever à cinq heures pour aller chez la marquise. A cette heure jamais Madame Hériaud n’était levée, il y avait quelquefois la servante qui se trouvait levée, je voyais mon aventure cachée. On se lève tous les trois, moi je descends le premier, le Parisien me suivait. En descendant l’escalier j’aperçois Madame Hériaut auprès du feu occupée à faire sa prière. « Arrêtez-vous je somme au Parisien, la patronne est levée, dans cinq minutes vous descendrez comme un éclair » Moi je descends, le Parisien descend après. Madame Hériaud croyant que c’était Martin lui commande d’aller chercher du bois mais lui ne répondait pas. Martin descend un instant après « Mais dit-elle, François est donc venu coucher avec vous cette nuit ?... » Au même instant François rentre. Elle lui demanda s’il était venu coucher avec nous mais lui répondit que non. « Comment se fait-il dit-elle en s’adressant à Martin, vous étiez trois ?... ». Celui-ci qui ne m’aimait guère lui raconta tout pour moi.

    Je pars avec le Parisien que je laisse en ville et moi je pars chez la marquise. Mais je ne perdais rien pour attendre. Le soir, une fois arrivé, Madame Hériaud me débite son chapelet, Monsieur Hériaud à son tour me débite le sien « Comment dit-il, vous vous permettez de faire rentrer dans ma maison des gens que vous ne connaissez pas ?... Je ne comprends pas çà de vous. Si cet homme avait eu quelque maladie qui vous aurait infecté, comment seriez-vous ?... Monsieur, c’est vrai j’ai tort, mais je voyais cet homme obligé de coucher à la belle étoile et comme nous avions passé la soirée ensemble, étant de la même profession, j’ai cru faire une bonne oeuvre en faisant cela. Seulement, j’aurai du vous prévenir en rentrant mais j’avais la tête trop chaude pour cela… C’est bien ce que vous me dites là mais ne recommencez pas sans m’en prévenir sans quoi je ferai de vous un … Monsieur, pardonnez-moi ce peu de réflexion, je vous promets de ne plus recommencer sans vous prévenir ». Une autre fois j’aimerai mieux payer le coucher d’un frère que de le coucher avec moi car j’ai eu des souvenirs du Parisien pendant plus d’un mois… Il m’avait fait part d’un détachement de son armée…

    Je voyais avec mon bon coeur que je m’en trouvais dupé, je n’ai regret pour cela d’avoir rendu service. Si le hasard me met en pareille occasion, je ferai toujours de mon possible pour secourir mes frères.

    Parmi toutes ces détractions je n’oubliais pas pour cela mon ami Rochelais, je lui fis part d’une lettre dans laquelle je lui marquais que j’étais décidé d’aller le rejoindre sous peu. Dans ce même temps, Martin se fâche avec le patron et il lui fit son compte. Martin ne sachant où aller vient me demander conseil. Malgré ses mauvaises intentions, je fus prêt à lui rendre service. Je lui dis « Vous allez à Cognac et voilà une lettre, si vous ne trouvez pas d’ouvrage à Cognac vous irez à Salles et là vous trouverez mon ami. Vous lui remettrez cette lettre et vous le prierez de vous embaucher de ma part et moi j’irai rejoindre mon ami dans douze jours d’ici. Vous n’avez pas de malle pour mettre vos effets et pas d’argent pour en acheter ?... Laissez les ici, moi je me charge de vous les rendre sans frais et allez, faites ce que je vous dis… ». Martin me remercia et il partit.

    Monsieur Hériaut ne manque pas de me faire part de son inconduite envers lui « Mais Monsieur je lui dis, vous auriez pu le garder quelques temps encore car moi le trois février je suis décidé d’aller à Bordeaux… Comment me dit-il, vous voulez partir ? Et pourquoi ? N’êtes-vous pas bien ici ?... Oui, je suis très bien mais seulement dans six mois je serai peut-être soldat et je veux voir Bordeaux. Et bien partez !... Je ne peux pas vous en empêcher !... ».

     

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    Moi j’attendais une lettre de mon ami qui ne fut pas longue d’arriver, mêlée des compliments de Martin, c’est lui pour ainsi dire qui m’écrivait. Un soir que j’arrivais de chez Monsieur le marquis on me remit une lettre qui renfermait ce qui suit, je fis sauter le cachet et je lus :

     

    Salles le 28 janvier 1855

    Mon cher Gerbier,

    Je puis vous dire que je suis passé par Cognac et je n’ai pas trouvé d’ouvrage. Je suis allé à Salles comme vous me l’aviez dit et je suis embauché avec Rochelais. Je vous prie de m’apporter mes effets. Vous irez chez mon tailleur prendre un pantalon qui est resté. Vous irez aussi à l’école des frères prendre mes livres que j’ai oubliés en partant.

    Je vous salue d’amitié. Martin

    De toutes ces recommandations là je me propose de les faire mais j’avais peur de ne pas avoir le pantalon car je me doutais que Martin n’avait pas payé le tailleur et qu’il garderait le pantalon en gage, chose qui ne manque pas d’arriver. Je réfléchissais sur cette minime lettre, je ne voyais pas du tout de paroles de mon ami Rochelais, chose qui me surprit. Beaucoup de silence à mon égard. Enfin la lettre était double, je ne l’avais pas encore dépliée. Je vérifie les quatre pages pour voir si par hasard Rochelais ne s’était pas mis en devoir de tracer quelques lignes pour moi. En effet, il avait tracé ce qui suit :

    Mon cher ami, viens me rejoindre tu as un patron qui t’espère le trois du mois prochain et moi dès le matin j’irai te prendre à la voiture à Cognac et puis le mois de mars nous partirons pour Bordeaux. Ne manque pas de venir samedi prochain.

    Au revoir mon cher ami, je suis ton ami.

    D.P dit Rochelais.

     

    Cette dernière ligne me fut d’une grande utilité. C’est donc fini, il faut partir de Saintes sans avoir fait fortune, bien loin s’en faut car je suis venu avec quarante francs il faut en partir avec quinze. Mais du moins je n’ais pas fait comme Martin, les créanciers ne m’ont pas gardé mes effets en gage. J’avais seulement épointé le sécateur à un de mes camarades, il voulait me le faire payer mais je lui fis rasseoir. Je me suis occupé des commissions de Martin mais je fus reçu comme je l’attendais excepté chez les frères que je ne fus pas du tout, j’avais autre chose à m’occuper que de servir de domestique à Martin qui m’a fait tout le mal possible. Il devait du moment où il était à saintes s’occuper de ses affaires, pour moi je m’en lave les mains.

    Je m’occupe de faire ma malle pour partir le lendemain. Je prépare aussi mes papiers, je demande à Monsieur Hériaud un certificat sur ma conduite, celui-ci ne refuse pas et à défaut de ne savoir écrire ce fut sa femme qui me barbouilla les suivantes. J’appelle barbouiller parce qu’il faut être devin pour lire :

     

    Je soussigné que le sieur Gerbier Jean a travaillé chez moi les passés trois mois en qualité de garçon jardinier sans aucun reproche à lui faire.

    Saintes le 2 février 1855

    Heriaut

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    Saintes (Charente Maritime), Rue Alsace-Lorraine et clocher Saint-Pierre, Carte postale vers  1900, Papeterie Prevost, Editeur

     

    Voilà tous les préparatifs faits pour partir, il ne me reste plus qu’à vous donner la description de Saintes et ses alentours mais je ne m’étendrai pas sur son histoire car il me faudrait trop de développements. Je vous donnerai simplement l’essentiel ou plutôt un diminutif de la nature.

    Saintes était autrefois la capitale de la Saintonge, la résidence du roi païen. C’est là que se tenaient les cours d’assises ou plutôt ces infamies qui faisaient dévorer les condamnés par des monstres. On voit encore aujourd’hui les ruines de toutes ces choses là. Il y a eu aussi le grand Saint-Eutrope (*), évêque du temps du roi païen que le roi a fait détruire pour vouloir empêcher sa fille de se marier. On voit aussi la fontaine de Sainte-Ustelle. Ustelle était la fille du roi et pour ne pas refuser à son père ses volontés, elle lui demanda d’après les conseils de Saint-Eutrope une chose qu’elle croyait impossible alors. Ce fut de faire venir l’eau de cette fontaine qui se trouve à deux lieues de Saintes dans l’église de Saint-Eutrope que le prêtre, en disant la messe puise par le moyen de robinet se laver les doigts avec cette eau. « Et bien dit Ustelle à son père qui la menaçait de la marier, quand tu auras fait ce que je te demande à mon tour j’obéirai volontiers ».

    Le Roi qui désirait le mariage de sa fille pour plus tard avoir des héritiers dignes de la couronne car il n’avait que ce seul enfant, mit bientôt les travaux en besogne et en trois mois l’affaire fut exécutée. Il en prévint sa fille mais celle-ci refusa définitivement de se marier. Le roi, voyant d’où venait le fanatisme de sa fille fit détruire Saint-Eutrope, croyant après sa mort décider mieux sa fille, mais il n’en fut pas mieux satisfait.

    Un jour, un prince était venu à la cour dans l’intention de Mademoiselle Ustelle mais celle-ci, plutôt que de rester à la cour ce jour là, s’en fut prier sur la tombe de Saint-Eutrope qui fut enterré dans l’église souterraine du même nom. Le Roi, irrité de colère fut à la rencontre de sa fille et d’un poignard lui perça le sein. Elle fut enterrée auprès de Saint-Eutrope. On en voit encore les tombeaux et la carcasse de Saint-Eutrope avec ses cheveux très bien conservés. Au sujet de ce qui est arrivé, le 30 avril il se trouve une superbe fête où les pauvres fanatiques vont embrasser la carcasse de Saint-Eutrope, mais enfin c’est la foi qui les rend heureux…

    On voit à Saintes plusieurs ruines qui attestent de sa grandeur passée. On remarque aussi un arc de triomphe bâti très antiquement, il portait le bout d’un pont sur la Charente mais aujourd’hui le pont est changé de place et il reste immobile ou plutôt isolée. On trouve aussi la cathédrale bâtie par les anglais, les restes d’une grande communauté de religieuses ou soeurs de bienfaisance qui fut détruite en 893; elle sert aujourd’hui de caserne.

    Saintes n’est pas très commerçante mais l’ouvrier y est très bien et il ne fait jamais cher vivre. Du reste les habitants sont très humains, ils aiment beaucoup à rendre service et ils exercent très bien leur religion. Les femmes portent la coiffure moyenne, le petit bonnet à rubans et dans les campagnes on porte celle-ci (Dessin N°6) Les hommes portent la blouse blanche très courte et le chapeau gris ou la casquette noire. Il y a aussi à Saintes d’énormes pierrées qui ont plus de mille cinq cent mètres de long, il ne faut pas que cela vous surprenne car d’après l’histoire de Saintes la ville a été rebâtie deux fois et toutes ces pierres sortent de son enceinte. Il se trouve aussi Salignac à six lieues de Saintes, très renommée par cette pierre dite de Salignac.

    La boisson de Saintes c’est le vin, beaucoup plus de blanc que de rouge, la bière, le café et surtout le café au lait qui est beaucoup usité chez les femmes. Le pain est très bon quoi que pas trop blanc. On mange beaucoup de merluche ou morue cuite sur le grill et de la sardine, du fromage de brebis et de chèvre, ail, échalote, piment, cornichons.

    Ainsi voilà pour les souvenirs véridiques de Saintes.

     

     

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    Saintes (Charente-Maritime), Arc de Germanicus

    Jen Baptiste fait référence à un arc de triomphe. En réalité, il s'agit d'un arc routier de l'antiquité romaine (an 18 ou 19). 

    Sa construction a été financée par un riche et illustre citoyen de Saintes, C. Julius Rufus.

     

    (*) Evêque et martyr, premier évêque de Saintes, Fête le 30 avril

     

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    Le 3 février 1855 je prends la voiture après avoir dit adieu à Monsieur Hériaud. A neuf heures du matin je monte en voiture et à onze heures j’arrive à Cognac. J’étais à peine descendu de voiture que Rochelais et Martin me tendent la main. « Te voilà mon ami me dit Rochelais, viens que nous partagions un déjeuner ensemble !... Oui, je l’accepte car je n’ai pris que la goutte ce matin je lui dis » Nous fûmes déjeuner. Après le déjeuner nous fûmes voir les établissements d’horticulture, là nous rencontrons le maître chez qui je devais aller qui était venu à Cognac pour faire quelques emplettes. Rochelais me présente à lui « Voilà dit-il l’ouvrier dont je vous ai parlé. C’est très bien dit-il, venez donc que nous buvions un verre de vin et nous parlerons d’affaires. J’accepte de boire un coup avec vous, mais pour parler d’affaires attendons ce soir. J’irai à Salles, vous y serez sans doute aussi et là nous parlerons d’affaires. Et bien dit-il, à ce soir… ». 

     

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    Armoiries 

     Cognac (Charente) - Place François Ier et Perspective de la Rue Henri Fichon, Carte postale vers 1900

     

    Nous nous séparons, moi et mes amis nous nous dirigeons vers Salles. Il pleuvait, Rochelais m’attire à part et me dit « Je suis fatigué de cette campagne, si tu veux nous partirons pour Bordeaux de suite !... Partir pour Bordeaux ? Cà ne se peut pas car si tu es riche moi je ne le suis pas, car pour toute fortune il me reste encore cinq francs. Comment ?... Tu as donc fait des extras dans ton séjour à Saintes ?... Non, pas d’extras mais j’avais des camarades car je ne suis pas de caractère à vivre comme un ermite !... C’est pourquoi je me rapproche de toi pour éviter désormais les grandes dépenses. Tu me disais que tu te contentais de fumer ta pipe plutôt que d’aller au café… Oui mon ami, cela aurait été bon si j’avais été prisonnier, mais comme j’avais la clé des champs je faisais comme la brebis qui quitte son troupeau pour aller où il ne faut pas… Mon ami tu as raison mais tu aurais du penser à notre voyage pour Bordeaux… Mais pas tant de reproches, notre voyage doit avoir lieu dans le mois d’avril et d’ici ce temps là j’ai le temps de ramasser pour mon voyage… Ah oui! deux mois qu’est ce que c’est ?... Mais oui deux mois et prends garde qu’au bout de mes deux mois je ne sois pas encore plus riche que toi ! ... ». Il fut interrompu par ces dernières paroles.

    Nous nous dirigeâmes vers Salles, arrivés à Salles nous fûmes tout droit chez son patron Monsieur Allins qui nous reçu à bras ouverts. Monsieur Allins, tel était le nom du patron de Rochelais mais comme ils étaient deux frères nous le désignerons sous le nom de « Beau Désir » qui fut son nom de voyageur car il avait beaucoup voyagé et son frère, ou plutôt celui que nous avons rencontré à Cognac nous le désignerons sous le nom de Pierre. 

    Monsieur Beau Désir, rien de plus pressé, me demande si je voulais travailler chez lui « Moi je lui réponds que oui. Combien voulez-vous gagner par mois me dit-il, dix huit francs fut ma réponse, il m’en promit dix sept. Mais moi je lui dis pour ce prix là ne comptez pas sur moi. Il me promit une hausse au mois de mars. Et bien je lui dis, je réfléchirai jusqu’à ce soir ».

     

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    En disant cela je pars accompagné de Rochelais, Monsieur Beau Désir m’invita à dîner pour le soir, je lui promis et nous partons ensuite chez Monsieur Pierre qui m’attendait avec impatience. Dans deux temps nous fîmes marché pour dix huit francs. Il voulait nous faire dîner avec lui mais nous avions promis et chose promise est due.

    L’heure de dîner arrive, nous nous dirigeâmes chez Monsieur Beau Désir. Le dîner était servi, nous nous mîmes à table, le repas fut bon et quand nous fûmes au café Monsieur Beau Désir s’adresse à moi « Et bien dit-il, avez-vous réfléchi ?... Oui Monsieur, mais maintenant c’est trop tard, je me suis embauché chez votre frère et c’est pour lui que je suis venu ici ; çà aurait été mal venu de ne pas m’embaucher chez lui… Mais pourquoi m’avez-vous promis jusqu’à ce soir pour réfléchir ?... C’était mon but de vous donner ce que vous me demandiez, il fallait le faire plutôt que de me laisser partir… Diable, je sais d’où vient tout cela, c’est Rochelais qui fait marcher tout cela car il doit aller chez mon frère et c’est lui qui vous fait aller avec lui… Non Monsieur, voilà la première nouvelle, je croyais que Rochelais rester chez vous sans quoi je me serais pas arrangé avec votre frère » En disant cela je m’adresse à Rochelais « Comment ?... Tu laisses ton patron pour aller chez son frère qui m’a plus besoin que lui ?... Mais pourquoi cela ?... Bien certainement si j’avais su cela je serais encore à Saintes, plutôt que de mettre la terreur entre deux frères. Allons, allons Rochelais, fait moi le plaisir de rester chez ton patron ! ...» Rochelais fut incrédule un instant et puis il répond « Et bien je resterai chez vous et vous me donnerez le même prix que me donne votre frère... ». Monsieur Beau Désir lui donna ce prix là et nous retournâmes chez Monsieur Pierre pour le prévenir qu’il n’aurait qu’un de nous deux. « Voila dit-il, je croyais avoir deux ouvriers et je me trouve en avoir qu’un. Pourquoi voulez-vous pas venir chez moi dit-il à Rochelais ?... Moi j’interromps Monsieur Pierre, si Rochelais ne vient pas chez vous, vous ne devez accuser que moi car c’est moi qui suis l’auteur de cette chose là… Mais pourquoi l’empêchez-vous de venir chez moi ?... Mais Monsieur, pourquoi voulez-vous le tirer de chez votre frère qui en a besoin comme vous ? Je ne le tire pas de chez mon frère, c’est lui qui vient de lui-même… C’est possible, mais vous lui offrez trois francs de plus par mois et lui fait comme j’aurais fait moi-même, il va où on gagne le plus, mais son patron lui donne le même prix que vous, et moi je trouve qu’il fait bien du reste… Il fait bien si vous voulez mais çà ne m’arrange pas tout cela. Cà ne fait rien Monsieur, à nous deux nous pourrons lutter contre eux qui seront trois, allez nous marcherons d’aplomb… ». Monsieur Pierre se calme un peu en voyant ma bonne intention et moi ce soir là je fus coucher avec mon ami Rochelais.

    Le lendemain, nous fûmes prendre chacun notre ouvrage. Je puis vous dire que le mois de février s’est passé sans que nous fîmes beaucoup d’ouvrage car il pleuvait tous les jours, mais enfin le mois de mars nous fut plus favorable. Pendant ce temps là, Rochelais, Martin et moi nous ne cessions de camarader ensemble ; nous nous faisions redouter des habitants de l’endroit car quand nous entrions dans un café pour faire une partie de billard et que le billard était occupé. Nous n’avions qu’à dire « Et bien Messieurs, en avez-vous pour longtemps ?... ». Nous voyons bientôt après la partie, tomber les queues sur le billard. Et cependant nous ne cherchions dispute à personne, mais comme il n’y avait que nous d’étrangers dans le bourg c’est ce qui nous faisait redouter d’avantage. Fort souvent mon confrère de Cognac venait nous voir, nous tombions dans un café, nous faisions des vies un peu hors de la ligne…

    Le mois de février allait finir, Rochelais tombe malade d’une fièvre jaune, le voila rester sur sa couche, moi je ne cessais de le visiter tous les soirs après ma journée, je lui procure un médecin qui lui fut de grande utilité car sans lui il ne se serait pas relevé. Par les secours de cet homme habile, il fut au bout de quinze jours en état de travailler.

    Il reprend son travail comme à l’habitude mais Martin nous fait encore là un tour d’étourderie, et qui l’a gobé ?... C’est moi par mon bon coeur. Comme vous le savez Martin travaillait avec Rochelais et comme étant moins capable que Rochelais, Monsieur Beau Désir lui faisait faire l’ouvrage le moins délicat. Cependant, il lui avait promis le jour de son arrivée de lui montrer et de ne lui cacher en rien, mais il ne tint pas sa promesse.

     

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    Martin vient me confier qu’il voulait partir de chez son patron et qu’il voulait venir avec moi chez Monsieur Pierre. « Comment s’y prendre me dit-il pour sortir sans prévenance ? Donnez-moi la marche à suivre… Mais pourquoi n’avez-vous pas prévenu votre patron plutôt que de chercher à vous jouer de lui ?... Venir avec moi ?... La jalousie le forcera de vous faire des pieuvres si vous sortez sans le prévenir. Croyez-moi, prévenez-le et dans dix neuf jours vous partirez… Non, je veux partir de suite dès demain. Ne croyez pas que je veux encore rester dix neuf jours à piocher comme un détenu. Allons, donnez-moi la marche à suivre. Vous doit-il encore de l’argent ?... Il me doit encore neuf francs. Hé! bien dites-lui qu vous avez besoin de neuf francs dès ce soir pour acheter ce que vous voudrez bien lui dire. Vos effets sont encore dans ma malle et vous devez avoir que très peu d’effets chez lui. Dès le matin vous partirez par Cognac et là vous vous achèterez une malle que vous rapporterez le soir et vous mettrez vos effets dedans ; et puis vous retournerez chez votre patron, vous prendrez le peu qui vous reste et vous lui direz « Patron je pars, vous ne m’avez pas tenu ce que vous aviez promis. Aussi cherchez un autre ouvrier, pour moi je pars et de suite, bonsoir… ».

    Martin et moi nous sommes séparés et il me promit d’exécuter mes conseils. Le lendemain, je faisais un tour de promenade avec mon ami Rochelais, tout en passant auprès de la demeure de Monsieur Beau Désir un bruit se faisait entendre. Rochelais voulait voir ce qui se passait chez son patron, je fais signe à Rochelais de nous retirer, que je connaissais la chose. « Viens je lui dis je vais te raconter l’affaire… » En effet, je lui raconte car je ne lui cachais rien et lui faisait de même. Nous continuâmes notre promenade qui fut prolongée sur la route de Cognac.

    A notre retour nous rencontrons Monsieur Beau Désir qui brûlait de colère. Rochelais s’adresse à lui « Cà ne va pas patron, vous paraissez furieux ?... Oui, il y a de quoi, c’est ce drôle de Martin qui part de chez moi sans me prévenir du tout et il va chez mon frère. Allez, je ne le tiens pas quitte pour cela ». Moi, le soir à mon heure habituelle je rentre pour dîner, je trouve Martin qui s’était déjà arrangé avec le patron. Nous dînâmes ensemble. Après le dîner, je vois rentrer le Maire de l’endroit et puis Monsieur Beau Désir et Rochelais. Moi je fus surpris de voir tout cela mais je m’en étonnais pas car Monsieur Beau Désir était garde champêtre de la commune. Je doute qu’il voulait faire peur à Martin pour qu’une autre fois il soit plus prévenant. Moi ça ne me regardait nullement, je m’assois auprès du feu.

    Voilà le maire qui demande la malle de Martin, celui-ci la lui montre, le Maire lui dit de compter ses effets, Martin était prêt de le faire quand je me lève et m’adresse au Maire « Pourquoi Monsieur voulez-vous savoir le compte de ses effets ?... La malle serait à moi je vous défendrais d’y toucher. Est-ce que Martin est un voleur ?... Il ne doit rien à personne, il doit seulement dix neuf jours à son patron, la loi lui force à payer et rien de plus… Cette chose là ne vous regarde pas dit le Maire, Martin doit neuf francs à Rochelais que s’il ne peut pas payer j’ai le droit de lui retenir sa malle. Est-ce toi dis-je à Rochelais qui fait faire cette chose là ?... Tu as agi très mal mon cher ami, pour moi je n’applaudis pas ce que tu fais faire à Martin. Non mon ami, ce n’est pas moi seul mais c’est vrai que Martin me doit neuf francs et comme tu sais j’ai besoin du mien… Allons, tu n’a pas raison, entre frères il faut se faire du bien, tu peux un jour te trouver dans la même occasion. Les neuf francs que Martin te doit, je me charge de les rembourser ».

    Monsieur Beau Désir intervient « Oui mais Martin me doit dix neuf jours qui valent huit francs, ainsi il faut qu’ils me soient payés. Huit francs vous seront payés dit Martin et rien de plus… Oui mais quand vous aurez gagné les huit francs je vous forcerai à partir d’ici, d’abord vous n’avez pas de papiers… Je suis dans mon département et j’ai un certificat du Maire de chez moi, moi je me fous de vous… ».

    « Monsieur dis-je, n’accusez pas Martin de n’avoir pas de papiers car vous seriez le premier en défaut car comme garde champêtre vous ne deviez pas occuper un ouvrier sans être muni de bons papiers et en outre, une fois que Martin vous aura soldé de huit francs il sera bien libre de rester ici tant qu’il voudra, sans que le Maire ni vous puissiez le faire partir…

     

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    Je lui donne dix neuf jours à rester ici dit le Maire, et rien de plus. Et s’il ne veut pas partir je mettrai les gendarmes à sa suite… ».

    Après cette parole du Maire, il se retire et nous restâmes seuls. Là je donne encore quelques conseils à Martin puisque je l’avais forcé à se prendre au piège, je voulais l’y retirer.

    Les quinze jours allaient s’écouler quand un jour que nous venions de travailler en campagne, nous rencontrâmes le Maire qui s’adresse à Martin « Dites donc c’est vous qui êtes sorti de chez Monsieur Beau Désir, vous savez que je vous ai donné dix neuf jours, les voila expirés, il faut partir… » Martin ne dit presque rien, il me demande encore mon avis que je lui donne « Allez dans votre pays chercher des papiers et revenez après. Là vous pourrez attendre le Maire, vous ne devrez rien à personne et la loi défend au maire de vous faire poursuivre. Allez, faites cela ».

    Martin ne fut pas incrédule, dès le lendemain il part chez lui c'est-à-dire à Saint-Jean d’Angélis. Il revient au bout de quatre jours muni de papiers en règle. « Et bien je lui dis, vous pouvez maintenant rester ici… Non, j’ai changé d’idée, je veux partir car l’on pourrait me forcer de partir, il vaut mieux que je parte de moi-même ». En effet, Martin part mais il n’avait pas d’argent pour me solder, il me promet en paroles de m’envoyer la somme mais moi je n’y compte plus. Enfin il part, je fus encore lui faire la conduite et je lui donne le coup d’adieu.

    Maintenant nous voila rester seuls Rochelais et moi, mais ce ne fut pas pour longtemps. Rochelais, le 1er avril part pour Cognac, disant qu’il s’ennuyait dans cette campagne. Je fus l’accompagner jusqu’à Cognac et là je fus heureux de le voir embauché chez un bon patron.

    Me voila donc seul rester dans cette jolie campagne que mes camarades détestaient et moi qui ne trouve le bonheur que dans la campagne, surtout au mois où je devais rentrer. Ces forêts qui laissent apercevoir à peine leur feuillage, au beau mois de mai je les revois avec plaisir. Je ne manque pas d’aller voir Monsieur Pierre qui me voulait à quelque prix que ce soit. En premier je lui disais que je ne voulais plus travailler dans le pays mais il me raccrocha plusieurs fois que je lui promis d’aller chez lui. Je voyais mon départ pour Bordeaux qui s’approchait et mon patron était prévenu de mon départ. Tout fut réglé avec mon patron…

    Le 19 avril 1855, plutôt que d’aller chez Monsieur Beau Désir, je dirige mes pas du côté de Cognac suivi de mon patron. Je fis voir à Monsieur Beau Désir que ni lui ni autre ne pourraient détourner mes intentions et surtout après ce qu’il avait fait envers Martin. Tout cela me donnait motif de le tromper, il cherchait de me tirer de chez son frère et moi j’en gardais le silence. J’aurai bien pu lui dire « Vous voulez me tirer de chez votre frère, pourquoi cela ?... Il a besoin comme vous, ce n’est pas bien agir de votre part » En lui parlant ainsi, il n’aurait désormais plus parlé de cette chose là, mais non je lui avais promis pour mieux lui faire sentir comme il s’était conduit envers son frère en forçant Martin de partir, çà fait que lui et son frère en restent sans ouvrier, ils en restaient comme deux « péteux ».

    Nous arrivons Monsieur Pierre et moi à Cognac, c’était le jour de Pâques, nous rencontrons Rochelais qui venait de la messe, il était assez dévot car je me souviens étant à Marennes je l’ais surpris plusieurs fois à genoux faisant sa prière. Je lui fis même un jour une petite morale sur cette manière d’agir.

    Un soir que je rentre après lui, je marchais doucement pour ne pas le réveiller, j’allais mettre la main sur le loquet, je m’arrête un instant, j’entends un certain mugissement, j’écoute, je reconnais la voix de Rochelais qui adressait une prière à l’être suprême. J’ouvre la porte brusquement et je le surprends, il veut se relever comme pour faire voir qu’il n’était que rentré, mais moi je lui donne là-dessus quelques paroles « Pourquoi mon ami fait ceci, a qui adresses-tu cette prière que ma présence a fait finir ? Adieu dit-il, c’est lui qui peut me donner la force de repousser toute tentation…

     

    Cognac (Charente), http://www.bookine.net/cognac.htm

    Fichier:Blason de la ville de Cognac (Charente).svg

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    Mais oui, c’est très bien mais pourquoi te caches-tu de moi, un bon chrétien ne doit pas rougir de son salut car si tu fais cela froidement, ton Dieu ne t’écoutera pas, il vaudrait mieux pour toi de m’adresser des prières à moi que de prier comme tu le fais, car apprends que c’est la foi qui sauve… ».

    « Te voilà mon ami je lui dis, partons-nous ?... Comment partir, mais est ce que tu pars de Salles ? Mais non je n’en pars pas car j’en suis parti, ainsi si tu veux venir prépare toi nous partirons demain… Mais pour partir je ne suis pas riche et le peu d’argent que j’ai de gagné je ne peux pas l’avoir car mon patron n’est pas chez lui et sa dame ne voudra pas faire mon compte, aussi comment faire ? Ah !... tu n’es pas riche… Te rappelles-tu les reproches que tu m’as fait à mon arrivée à Cognac ? Te rappelles-tu aussi les réponses que je te fis ? Et bien voilà ma prophétie véridique. Ainsi viens, ta bourse sera la tienne, mais soit moi fidèle; laisse ici l’argent que l’on te doit et suis moi tu auras toujours l’occasion de le faire venir. Et combien te doit-on ?… On me doit cinq francs… Tout cela ?… Et bien te voilà cinq francs, si tu perds les tiens tu ne me les remettras pas, et au contraire si on te solde tu me paieras quand tu pourras… ». Flatté de cette promesse, Rochelais me promets de tout laisser pour me suivre et moi je tire cinq francs de ma poche que je lui mets dans les mains. Nous nous préparâmes à partir le lendemain pour la voiture à une heure de l’après-midi.

    Je dois donc laisser cette jolie contrée, mais je ne peux pas partir sans donner à nos lecteurs quelques détails sur ce charmant pays. Vous savez que c’est à Cognac d’où sort cette eau de vie si renommée dite de Cognac. Et bien moi-même je l’ai vu faire, j’en ai même bu à la chaudière. D’après ce que m’ont dit les habitants, cette eau de vie part de chez eux à trente degrés. Ainsi voilà le degré et du vrai Cognac, je peux parler à coup sûr car j’ai fait la différence de celui qui m’était servi dans les cafés et de celui que je buvais chez le propriétaire. Quoi que peu éloigné, il y avait une différence de sept à huit degrés. Ainsi voyez comme vous pouvez boire du Cognac pur dans le centre de la France, il vous faut boire plutôt du Cognac qui vient de La Rochelle pour dire vrai, car moi j’ai payé le petit verre dans le pays dix neuf centimes et à quarante lieues plus loin j’ai payé la même mesure le même prix. Ainsi vous ne pouvez pas vous flatter d’avoir pris du Cognac sans avoir bu à la barrique du vigneron…

    Il y a aussi à Cognac un petit monument qui fut élevé pour la naissance de François 1er. Sa mère, se promenant dans un labyrinthe planté en partie de chênes verts, le mal d’enfant la prit et là elle posa François 1er. Dans son règne on a élevé un monument qui existe encore aujourd’hui. Cognac est un pays d’état, les biens sont assez aisés si on ne voit pas de très grandes fortunes, mais on voit aussi beaucoup de malheureux. Les habitants ne sont pas fiers, ils aiment beaucoup les étrangers, les hommes n’ont rien d’extraordinaire sur leur manière d’habits. Les femmes sont mises richement quoi que très mal « ficelées », elles portent les jupons très courts surtout dans les campagnes et leur coiffure est à peu près la même qu’à Saintes, seulement elle est plus riche. Ainsi voilà ce qui regarde Cognac et les alentours… Attendez, j’oublie encore… Ses côtes sont couvertes de superbes chênes verts qui pendant l’hiver font un effet charmeur…

    J’ai oublié plus haut le certificat de Monsieur Allins Pierre, veuillez bien me permettre de l’écrire ici :

     

    Je soussigné certifie que le sieur Gerbier Jean est entré le 4 février 1855 en qualité de garçon jardinier avec moi et qu’il en est sorti le 8 avril 1855, quitte de tout engagement. En foi de quoi je lui ai délivré le présent certificat sans aucun reproche à lui faire.

    Salles le 8 avril 1855

    Allins Pierre jardinier horticulteur

     

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    Le 10 avril 1855 je prends la voiture d’Angoulême accompagné de Rochelais. Ce jour là, il passait beaucoup de jeunes soldats, ça fait que l’on nous prit pour de ces derniers. La voiture était tellement pleine que nous fûmes obligés de monter sous la capote. Notre voyage fut assez heureux, nous chantions comme on aurait dit des conscrits.

    Quand nous fûmes arrivés à Jarnac, à moitié route de Cognac à Angoulême, on nous fit descendre pour passer un pont sur lequel on payait dix centimes ; et comme la voiture était surchargée ce fut à nous à descendre. Nous passâmes la ville à pied et puis nous remontons en voiture. Nous ne prîmes pas la même place car le vent s’était refroidi, nous demandons à monter à l’intérieur, chose qui fut. Moi je monte avec le conducteur et Rochelais dans l’intérieur. Le conducteur me demanda si on m’avait fait payer au pont, je lui réponds que oui… Mais dites, si vous êtes soldat vous ne deviez pas payer. Et comme je vis qu’il me prenait pour un conscrit je réponds à la question et Rochelais de son côté faisait de même comme s’il savait mon idée, car nous n’étions pas ensemble dans la voiture.

     

     

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    Fichier:Blason ville fr Angoulême (Charente).svg

    Angoulême ( Charente), Rue des Halles centrales, Carte postale vers 1900, Editions E. Constantin

     

    Arrivés à Angoulême on nous arrête sur la place du marché à un petit hôtel. « Le conducteur me demande si nous rentrons au quartier dès ce soir… Non, nous rentrons que dans huit jours car nous sommes venus ici par protection avec l’intention de nous faire remplacer plus tard. Et bien si vous voulez loger ici vous serez très bien… Il vaut autant ici comme ailleurs si on est bien… »

    Le jour que nous sommes arrivés ou plutôt le soir, nous fûmes faire un tour en ville en attendant l’heure du dîner. Moi je trouve cette ville charmante, surtout le chemin de fer que je n’avais pas encore vu. Je m’adresse à Rochelais en disant « Mon ami, travaillons ici quelques temps car cette ville me paraît charmante !… Mais tout ce que tu voudras mon ami, je n’ai rien à te refuser… ».

    Après notre tour, nous rentrons dîner. Après le dîner l’hôtesse nous demanda nos papiers comme c’était l’habitude d’inscrire les voyageurs. Les conducteurs qui nous prenaient pour de jeunes soldats se trouvant dans la salle à côté, ils crient à l’hôtesse « Ces Messieurs n’ont pas besoin de papiers car ils sont soldats !… Ah !... dit l’hôtesse c’est différent… ». Mais moi je prends la parole « Pourquoi nous prend t’on pour des conscrits, nous paraissons donc bien volages, non Madame nous ne sommes pas des conscrits, nous sommes des ouvriers horticulteurs. Croyez-vous que des conscrits portent avec eux des malles comme les nôtres ? … Mais Messieurs, c’est le conducteur qui me l’affirme… Madame, le conducteur comme curieux m’a demandé si j’étais conscrit et moi j’ai pu lui répondre que oui. C’est comme cela que j’attrape les curieux, ils croient savoir quelque chose et ils ne savent rien… Voilà Madame mon livret (*), voyez qui je suis !… ». Le maître d’hôtel regarde nos papiers et il dit « Vous n’êtes pas en règle… Comment Monsieur, nous ne sommes pas en règle, que dites-vous là ? … La police nous trouve très bien en règle, et vous nous dites le contraire… Donnez-vous donc la peine de visiter les certificats qui arment mon livret et là vous verrez la conduite d’un honnête homme… Oui, je ne dis pas mais votre livret seul ne suffit pas pour voyager, il vous faut un passeport… Comment un passeport… A qui servirait-il ?… Le passeport appartient à des marchands et non pas à des ouvriers comme nous. Un passeport n’atteste pas ma conduite, et mon livret n’en est pas de même ; et plus fort que çà, un jour à venir le gouvernement confisquera les passeports pour l’ouvrier et il ne lui sera plus permis d’en avoir. Savez-vous Monsieur l’inconvénient des passeports ?… Un ouvrier qui veut partir d’un endroit sans payer, que fait-il en arrivant ?… Il présente son passeport à son garni et puis il garde le livret qui lui sert pour filer plus loin. Ainsi voilà ce qui existe… ».

    Le maître d’hôtel se tait après cette réponse. Rochelais et moi nous fûmes chercher le repos dont nous avions besoin. Nous passâmes encore cette nuit comme deux amis.

     

    (*) voir commentaires sur le livret ouvrier dans l'article "DOCUMENTS DIVERS"

     

     Page 46

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